Pendrifter

Évasion et introspection sur les sentiers méandreux de l'écriture

Samedi 29 janvier 2011

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Le Passeur
 
       - Abattez les voiles ! Abattez les voiles, bon sang !

       Le cri du capitaine se perdit dans le fracas assourdissant du tonnerre roulant sur les vagues. Un éclair d’un bleu aveuglant zébra le ciel nocturne terriblement tourmenté, et frappa le galion de plein fouet. Le grand mât, sectionné, s’abattit dans un enchevêtrement de cordages et la vergue s’écroula, écrasant une poignée de marins. La vigie fut précipitée dans les flots bouillonnants qui s’abattaient sans ménagement contre la coque.

       La pluie battante se mit alors à redoubler de violence, martelant un pont jonché de débris et de corps épars entre lesquels s’affairaient ceux qui avaient été jusque là épargnés par la fureur de la tempête. Une puissante bourrasque gonfla les voiles noires encore intactes du navire, lui donnant l’image d’un oiseau de mauvais augure déployant ses ailes, tandis que la gargouille ricanante placée à la proue semblait narguer les profondeurs abyssales.

       Le Naufrageur s’écrivait en lettres dorées sur les flancs du bateau qui fendait tant bien que mal les gigantesques vagues, et il ne s’agissait en l’occurrence que d’un bâtiment sinistre transportant sur son dos une troupe d’hommes effrayés.

       Un marin se signa et déclara d’une voix blanche :

       - Que les Dieux nous épargnent ! Nous allons sombrer !

       L’homme qui se tenait près de lui le saisit alors par la tunique, le regard menaçant.

       - Retourne à ton poste immédiatement. Ce galion atteindra les côtes de Mylanor coûte que coûte. Nous ne pouvons nous permettre de perdre notre cargaison !

       - Votre entêtement nous perdra tous, Sire Roivas. Si nous survivons à cette nuit, soyez certain que nous vous ferons regretter la perte de nos compagnons…

       Sur ces mots, le matelot se dégagea rageusement puis traversa le pont en direction de la poupe en se retenant à tout ce qui était encore solidement fixé au plancher, tant le navire était secoué par la houle. Le mercenaire le regarda s’éloigner, puis détourna son regard pour le laisser embrasser l’étendue d’eau déchaînée. Un énième éclair vint déchirer l’horizon, révélant une forme indistincte aux proportions titanesques qui cinglait à quelques encablures, juste sous la surface de l’eau.

       - Ainsi donc, l’heure est venue, souffla Roivas, sombrement. J’aurais dû me douter que cela finirait de la sorte.

       Comme pour confirmer ses pensées, un nouveau cri se fit entendre :

       - Une brèche s’est ouverte dans la cale ! Nous coulons !

       A cet instant, le peu de calme qu’avait su conserver l’équipage fondit comme neige au soleil. Des marins et des soldats en armes se mirent à traverser le navire en se bousculant et en hurlant comme des damnés, n’ayant plus que pour seul but que de mettre les chaloupes à la mer. Un vent de panique soufflait sur le pont, et Roivas ne put s’empêcher de frissonner en imaginant ces hommes grimper sur ces coques de noix qui auront tôt fait d’être broyées par l’écume rugissante.

       Jetant un nouveau coup d’œil en direction de la mer démontée, ce fut de la haine et du mépris qu’il ressentit à l’égard de la créature qui était à présent invisible, mais qui continuait sans aucun doute à les guetter, là-bas, derrière le rideau de la pluie. Il ne pouvait accepter l’idée de laisser sombrer le précieux artéfact dans les abysses froids et insondables de l’océan. Pas après avoir pris tous ces risques. Pas sans avoir tenté le tout pour le tout…

       Criant à pleins poumons, chancelant à chaque secousse qui parcourait la structure du navire, il entreprit de reformer les rangs désorganisés de l’équipage tandis que le capitaine continuait d’aboyer ses ordres, braillant au timonier de redresser la quille et de virer de trente degrés sur bâbord. L’étrave du Naufrageur se redressa et le pont s’inclina docilement sur la gauche… quand un nouvel éclair ébranla l’arrière du bâtiment, impact presque immédiatement suivi d’une violente embardée qui jeta tous les hommes sur le pont.

       Roivas entendit derrière lui le cri désespéré d’un matelot lorsqu’il fut projeté par-dessus bord, hurlement rapidement tu par le sifflement du vent et la fureur des vagues. Il se releva tant bien que mal, lançant un regard interrogateur en direction du capitaine qui demanda à ce que ses hommes s’empressent d’établir un bilan des avaries. L’éclair avait touché le galion de plein fouet, de sorte qu’il avait éventré une partie de la coque et endommagé le gouvernail de façon préoccupante. De fait, le navire commençait à dériver sur tribord. En outre, une inquiétante fumée noire parcourue de braises incandescentes s’éleva peu à peu de la brèche.

       Alors que le bâtiment s’enfonçait dans un gros nuage noir, Roivas sentit l’odeur métallique et âcre du méthane envahir ses narines. S’il n’en ressentit pas immédiatement les effets nocifs d’où il se tenait, la réaction du timonier et d’une partie du reste de l’équipage face à ces émanations néfastes fut dramatique : agrippant leurs gorges à deux mains, des malheureux s’effondrèrent sur le sol en suffoquant. Parant au plus pressé, le capitaine cria au mercenaire, entre deux quintes de toux, de prendre la barre pendant qu’il descendrait dans la cale pour tenter d’éteindre l’incendie et sauver la cargaison. Roivas se précipita en direction de la timonerie, le cœur douloureux et les oreilles bourdonnantes, et prit le gouvernail des mains d’un homme au bord de la syncope, s’efforçant de maintenir le cap de ce vaisseau ivre dans la tourmente.

       Le vent tourna enfin, rabattant le nuage nocif sur tribord, et ses infortunés compagnons commencèrent à recouvrer leurs esprits. Mais une nouvelle menace se profila presque aussitôt devant l’étrave. Soulevant d’immenses gerbes d’eau, une masse informe et visqueuse émergea des profondeurs, élevant et tordant au-dessus des flots d’innombrables appendices grouillants comme de la vermine. Elle était si colossale que le trois-mâts lui-même semblait d’une taille bien dérisoire comparé à cette créature contre-nature, terrifiante.

       - Le Passeur ! Le Passeur nous a rattrapé !

       Roivas sentit son cœur se serrer à la vue de ce formidable adversaire, et sa propre détermination fut ébranlée lorsqu’il réalisa enfin que la bête ne le laisserait jamais atteindre la côte avec son précieux butin. Le kraken replongea presque aussitôt, générant un large tourbillon vers lequel le Naufrageur se mit inexorablement à dériver. Arc-bouté sur la barre, le mercenaire lutta farouchement pour éloigner le galion de ce gouffre grondant, tourbillon vertigineux capable d’engloutir en un instant le plus robuste des navires. Ce fut un combat de tous les instants qu’il eut à mener pour maintenir la trajectoire du bâtiment. Il jeta la barre à bâbord toute pour contrer cette dérive incessante qui le rapprochait dangereusement du typhon. Mais l’avarie du gouvernail rendait le comportement du trois-mâts aussi rétif qu’imprévisible si bien que, dans les secondes qui suivirent, il dut effectuer en catastrophe la manœuvre inverse pour éviter de passer à portée des tentacules qui surplombaient encore la mer.

       Une poignée de marins s’était attachée au mât, d’autres se contentaient de se cramponner un peu plus fort au bastingage, remettant leur sort entre les mains de Dieux depuis longtemps devenus sourds aux suppliques des Hommes. En désespoir de cause, Roivas concentra toute l’acuité de ses sens sur un point imaginaire de l’horizon situé dans l’exact alignement qui séparait le tourbillon mugissant et les appendices du Passeur, en se contentant d’agir intuitivement sur les commandes du vaisseau, comme si ce dernier n’était qu’un prolongement de son corps. Il ne put empêcher son cœur de bondir dans sa poitrine lorsque la foudre qui fusait régulièrement autour d’eux vint frapper les flots dans une cacophonie de fin du monde à quelques mètres à peine du navire, rendant la manœuvre plus délicate encore. Il fit de son mieux pour anticiper la moindre défaillance, chaque dérobade du Naufrageur, à peine conscient du travail de ses mains sur la barre, restant indifférent aux cris de terreur de l’équipage.

       Jusqu’au dernier instant, il tira sur la barre rétive pour arracher le vaisseau des mâchoires de ce piège mortel, en retenant son souffle. Au bout de ce qui lui sembla une éternité, le typhon sembla enfin se rétrécir, et fut sur le point d’être tout à fait dépassé quand un tentacule muni de crochets s’abattit sur la coque, juste sous la dunette, et une éblouissante lumière blanche oblitéra les sens du mercenaire tandis qu’il fut violemment projeté sur le pont.

       Le souffle coupé, il se sentit plonger dans les ténèbres, presque avec un certain soulagement.

       Il eut alors vaguement conscience d’une présence qui le surplombait, et il crut sentir une main se poser brutalement sur son épaule. On le tira sans ménagement à travers le chaos qui régnait sur le pont, et lorsqu’il parvint à entrouvrir brièvement les yeux, ce fut pour distinguer une silhouette féminine rabattre sur lui le couvercle de ce qui semblait être le caisson à cordage.

       - Qu’est-ce qu… Est-ce vraiment toi ? Souffla-t-il, au bord de l’inconscience.

       Recroquevillé entre les épais rouleaux de cordage, il guetta les moindres bruits et mouvements de l’extérieur, sa vision se troublant peu à peu. Son estomac se souleva lorsque le galion se mit à rouler d’un bord sur l’autre, et son sang se glaça quand des cris de terreur retentirent sur le pont. Puis, les grincements montant de la cale s’amplifièrent brusquement pour laisser place à un horrible craquement de bois accompagné d’une violente secousse. Le Naufrageur, qui prenait déjà l’eau depuis plusieurs minutes, parut basculer de l’avant en craquant de toutes ses membrures et s’enfonça dans l’océan glacial. C’est alors que Roivas perdit connaissance, s’enfonçant dans un silence surnaturel…

Création personnelle soumise à des droits d'auteur.
A.W.

       Texte sans réel rapport avec les deux chapitres évoqués précédemment, si ce n'est que l'action se déroule dans le même univers. Il a été écrit dans le cadre d'une participation à un concours organisé par le CEPAL (Centre Européen pour la Promotion des Arts et des Lettres). Il est possible que j'incorpore ultérieurement ce passage à mon projet, mais je n'ai encore rien décidé à l'heure actuelle. Les abysses exerçant sur moi une fascination mêlée de crainte, je ne m'étonne qu'à moitié d'avoir eu envie d'écrire quelques lignes sur ce thème, plus particulièrement après qu'un ami m'ait montré l'illustration qui accompagne cet article. Un de mes textes qui m'est venu le plus naturellement, et dont je suis relativement satisfait (ce qui est une chose plutôt rare)!

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